Un projet de modification de la loi sur la nationalité en République démocratique du Congo provoque l’émoi de la classe politique, aussi bien que de la population et évoque dans l’imaginaire collectif au pays de Lumumba, le concept funeste de l’Ivoirité, qui avait embrasé le pays des éléphants, cher à feu Houphouët Boigny.
Cette proposition de loi dénommée « Loi Tshiani », conçue par un opérateur politique congolais, ancien candidat malheureux à la présidentielle en 2011, a été déposée le 8 juillet 2021 à l’Assemblée nationale par le député Nsingi Pululu. Elle a la particularité de vouloir verrouiller l’accès aux postes de responsabilité en RDC aux seuls congolais nés de père et de mère congolais. Parmi ces fonctions que la loi Tshiani voudrait verrouiller, il y a celui de président de la République, de gouverneur de la Banque nationale, d’officier général de l’armée, etc.
Ce projet a tout de suite provoqué un tollé général et une menace de rupture d’alliance entre les partenaires au pouvoir à Kinshasa. En effet, le parti Ensemble pour la République, de Moise Katumbi Chapwe, partenaire privilégié du Président congolais Félix Tshisekedi dans la coalition « Union sacrée pour la république », a menacé de quitter la coalition si cette proposition de loi est soumise au processus législatif. Et pour cause, les partisans de Moise Katumbi et l’opinion publique congolaise en général sont convaincus que c’est Moise Katumbi qui est visé par cette disposition de la loi Tshiani qui veut que ne soit élu président de la République en RDC, que les seuls candidats nés de père et de mère congolais. On se souviendra bien entendu que le père de Moise Katumbi, plus que probable challenger de Félix Tshisekedi à la présidentielle de 2023 était grec.
Le risque d’implosion est grand en RDC, tant la question divise et n’est pas sans rappeler l’ivoirité de triste mémoire, qui avait coûté des vies humaines en Côte d’Ivoire, lorsque Laurent Gbagbo voulait coûte que coûte se débarrasser de Alassane Dramane Ouattara, originaire du Burkina Fasso, et considéré comme étranger, ou du moins ivoirien de « seconde zone ».
Ivoirité ou la quête du sang pur…
En 1996, on pouvait lire dans Ethics, une revue publiée en 1996 par un aréopage d’intellectuels proches du président Henri Konan Bédié, les mots ci-après : « L’ivoirité est, selon nous, une exigence de souveraineté, d’identité, de créativité. Le peuple ivoirien doit d’abord affirmer son autorité face aux menaces de dépossession et d’assujettissement : qu’il s’agisse de l’immigration ou du pouvoir économique et politique. […] L’individu qui revendique son ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d’Ivoire, être né de parents ivoiriens appartenant à l’une des ethnies autochtones de la Côte d’Ivoire. »
Ces propos, qui présentent une prise de position extrémiste ont été tenus par des professeurs d’université, des chercheurs de renom, des philosophes…
Comment en sont-ils arrivés à adopter de telles positions ? Un regard rétrospectif peut en effet renseigner et aider à comprendre leur cheminement idéologique, analyser comment, à partir de ce concept d’ivoirité, le regard porté sur les étrangers a réellement changé de nature dans ce pays. Les rédacteurs d’Ethics ne sont pas les premiers à contester la présence des étrangers en terre ivoirienne. On se souviendra qu’à plusieurs reprises le pays des éléphants a été secoué par des poussées xénophobes. D’abord dans les années 1930, avec la création d’une Association de défense des intérêts des autochtones de Côte d’Ivoire (Adiaci). Puis en 1957, lors de l’expulsion des Dahoméens (actuels Béninois), dans laquelle le parti d’extrême droite de Pépé Paul joua un rôle important. Enfin, dans les années 1970, lors de la campagne d’ivoirisation des cadres, lancée par le président Houphouët-Boigny.
A l’époque, ces réactions jugées par beaucoup inacceptables s’expliquaient pourtant par le nombre important des communautés étrangères en Côte d’Ivoire, qui, aujourd’hui encore, représentent un pourcentage élevé entre 26 % (selon le recensement de 1998) et 29 % de la population totale.
Il y a aussi les frustrations provoquées, chez un certain nombre d’Ivoiriens, par la politique de favoritisme allochtone mise en œuvre par feu le président Houphouët Boigny, qui n’hésita pas à nommer des ministres originaires d’autres pays de la sous-région, à accorder le droit de vote aux immigrés, et même, en 1966, à proposer (sans succès) d’octroyer la double nationalité à l’ensemble des ressortissants des pays membres du Conseil de l’entente. Au début des années 1990, cette politique commença à susciter de vives critiques. Hostile au vote des étrangers, le Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, par exemple, dénonçait l’utilisation par le « Vieux » de ce « bétail électoral ».
On peut aujourd’hui situer le tournant radical de l’ivoirité en 1995, lorsque succédant à Houphouët, le président Henri Konan Bédié, au pouvoir depuis vingt mois, voit sa légitimité contestée par certains. Recherchant une théorie rassembleuse, il recourut au concept de l’ivoirité dans un discours prononcé lors de la convention nationale du PDCI, à Yamoussoukro, en août 1995. C’est à cette occasion qu’il évoque pour la première fois « l’ivoirité » et, dans la foulée, demande à des universitaires de théoriser la notion. Il est ainsi question avant tout d’exalter les « valeurs » ivoiriennes.
Nos confrères de Jeune Afrique qui se sont penché aussi sur la question relatent que selon l’anthropologue Jean-Pierre Dozon, directeur du Centre d’études africaines, à Paris, « dès la naissance de l’ivoirité, les intellectuels de l’entourage de Bédié, pour la plupart d’ethnie akan, en ont donné une lecture centrée sur la culture akan, selon une logique d’exclusion. Cette « akanité » s’apparente à une forme de tribalisme. » Très vite, le terme va être détourné par les médias dans un sens ouvertement xénophobe.
À la télévision et ailleurs, les hommes du président commencent à opposer les « Ivoiriens de souche » aux « Ivoiriens de circonstance » et à dénoncer la « présence étrangère ». Le « seuil du tolérable » est dépassé, tranchent-ils. Pour des raisons électoralistes, la plupart des leaders politiques surfent à leur tour sur cette vague chauvine. Ce n’est pas, bien sûr, le cas d’Alassane Ouattara : le leader du Rassemblement des républicains (RDR) est la première cible de cette campagne en raison de ses origines burkinabè supposées.
« C’est en servant à ce type de campagnes que le concept d’ivoirité a pris toute sa force négative. Il a permis de justifier idéologiquement des actes et des propos xénophobes, des agressions brutales contre les étrangers, la mise en doute de l’identité authentiquement ivoirienne des populations portant des patronymes malinkés », expliquent les sociologues Claudine Vidal et Marc Le Pape, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), à Paris, selon toujours Jeune Afrique.
Ivoirité, congolité, même recette ?
Si en Côte d’Ivoire les intellectuels ont été rares à dénoncer la dangerosité de cette quête du « sang pur », en RDC, les pourfendeurs de la « congolité » se comptent dans tous les camps : parmi les politiques du FCC de Joseph Kabila, à ceux de Lamuka de Martin Fayulu, en passant par la société civile et des diplomates en poste au Congo, sans oublier la puissante église catholique, par la voix du Cardinal Fridolin Ambongo.
Une profonde crise identitaire traverse la République démocratique du Congo depuis la guerre menée par Laurent Désiré Kabila pour chasser le Maréchal Mobutu du pourvoir en 1997. La présence des peuples tutsi d’origine rwandaise qui se sont installés au Sud-Kivu sur les collines de Minembwe et qui se font appeler aujourd’hui « Banyamulenge », n’est pas à prendre à la légère. La présence des membres de cette communauté dans les postes de responsabilité aussi bien au gouvernement que dans d’autres institutions a toujours l’ire des congolais. Une crise a éclaté lorsque cette localité a été élevée au statut de commune rurale, et son bourgmestre installé en présence de diplomates étrangers et d’officiels politiques et militaires. De vives réactions même des députés nationaux de la province ont dû amener les autorités à revoir leurs notes.
D’autre part, l’invasion d’éleveurs nomades Mbororo venus des régions sahéliennes et qui se sont installés dans les Uélé (Nord et Sud), sans oublier les groupes armés étrangers dont les FDLR Rwandais et les ADF ougandais, ne sont pas pour rassurer.
En effet, l’implantation des éleveurs Mbororo, de tradition musulmane, plus nombreux que les populations autochtones et dotés d’armes légères et de petit calibre entraîne déjà des conséquences sécuritaires non négligeables les provinces de l’Uélé, alors que l’Etat congolais peine depuis deux décennies à faire face aux autres mouvements subversifs, notamment ceux qui sévissent à l’Est du pays (ADF, FDLR…).
Depuis deux décennies, la RDC n’a pas de carte d’identité nationale pour sa population, les services de l’Etat civil ne fonctionnent pas en dehors des grands centres urbains, et ne délivrent pas de certificat de naissance.
La question qui hante en ce moment où la parole va être monopolisée par la « congolité » est de savoir si la crise identitaire qui guette la RDC pourrait être réglée par cette loi ?